Le concept de paradigme a été traité magistralement par Kuhn (La structure des révolutions scientifiques) dans le cadre de l'histoire et de la philosophie des sciences et ne concernait donc au départ et au sens strict que la seule communauté scientifique et le seul domaine du savoir, et non celui des valeurs. Mais le concept de paradigme peut être généralisé à l'ensemble de la société, des divers groupes humains, de leurs idées, de leurs valeurs et croyances ;

Dans le cadre de la sociologie, hors du contexte de la communauté scientifique, Bourdieu employait le concept d'habitus plutôt que de paradigme : l'habitus est un système organisé de croyances qui définit pour un groupe humain le vrai et le bien. C'est évidemment illusoire et limitatif, mais c'est efficace (jusqu'à un certain point) d'un point de vue pratique ;

Un paradigme est un modèle théorique de pensée qui oriente la perception qu'on a du "réel" et la réflexion, par conséquent tout paradigme oriente l'action ;

Un paradigme est ce que les membres d’une communauté (structurée ou informelle) possèdent en commun et réciproquement, une communauté se compose d’être humains qui se réfèrent au même paradigme ;

Les paradigmes sont les "vérités" reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté des référentiels, des solutions et des pistes pour faire fructifier l'acquis ;

Il existe des paradigmes opposés et chaque paradigme inclut des sous-paradigmes, des sous-sous-paradigmes, etc. Les divers paradigmes forment une arborescence ;

Un paradigme peut être représenté par une autre image, celle du château fort : il y a un donjon, le "noyau dur", la partie centrale, essentielle, et tout autour diverses petites tourelles et lignes de défenses, qui sont la périphérie du paradigme et lui permettent de mieux s'adapter aux réalités. Au cours du temps, certaines des défenses périphériques peuvent être détruites ou modifiées, certaines peuvent être ajoutées, mais le donjon demeure stable. La périphérie est d'ailleurs là pour maintenir la stabilité du donjon. Tel est le cas du darwinisme, par exemple ;

Un paradigme est une "carte du monde" ;

Si toute idéologie est un paradigme... tout paradigme est une idéologie !

La pensée, en apparence impalpable et plus éphémère qu'un nuage, est en réalité une puissante énergie créatrice qui ne disparaît pas si facilement, qui survit au fragile cerveau humain et qui rayonne bien loin de lui. Il existe certains points communs entre les concepts de paradigme et d'éggrégore (qui est un réservoir d'énergie psychique constitué par un groupe humain autour d'une idée-force). Ce qui donne une grande partie de son apparence de vérité et son "évidence" à un paradigme, c'est qu'il nous connecte à des idées mille et mille fois déjà pensées et mâchées par d'autres avant nous ou en même temps que nous...

Sauf peut-être les plus grands sages qui ont dépassé toutes les dualités (mais en pratique, cela fait assez peu de monde), personne ne peut se passer d'une "carte du monde", personne ne vit sans valeurs, personne ne vit sans se faire une idée de ce qui est vrai et faux, réel et illusoire, possible et impossible, logique et absurde, souhaitable et détestable, sans échelle du bien et du mal, personne ne vit sans un certain savoir plus ou moins structuré.

Personne ne peut vivre sans système organisé de croyances, hors de tout paradigme, de toute idéologie (qu'elle soit partagée avec une majorité ou une minorité ou qu'elle soit personnelle). Mais qui accepte de le reconnaître ? Vous avez sans doute remarqué qu'on dénonce toujours avec virulence "l'idéologie" chez les autres, en particulier chez ses adversaires, mais jamais parmi les siens ni dans son propre domaine. C'est vraiment comique et, si vous êtes attentif, cela vous donnera assez souvent l'occasion de rire.

Ayons la lucidité d'admettre que nous avons toute une batterie de "cartes du monde" dans notre mental - et qu'il est impossible de ne pas en avoir. Même une carte très simplifiée peut rendre service : utilisons-les comme des outils plus ou moins utiles, des outils PROVISOIRES, ne les prenons pas trop au sérieux - aucune carte ne sera jamais le territoire... et la vérité est au-delà de toute construction de notre mental...

Nous vivons dans un monde dont les paradigmes dominants et les pratiques qui en découlent ont dépassé la date de péremption.

La conscience collective de l'humanité est en gestation d'un nouveau paradigme, autrement dit d'un monde nouveau. Une partie des êtres humains d'aujourd'hui ressent très fortement ce malaise : nous ne croyons plus avec conviction aux valeurs dont nous avons hérité, ni à nos outils conceptuels, ni en rien de ce que nous avons appris... les repères sont brouillés. Nous aspirons à "autre chose" de plus satisfaisant. C'est l'indice que nous ressentons que nos mots, nos concepts, nos paradigmes actuels sont incapables de "restituer" l'essentiel. La modernité issue de la Renaissance et des Lumières n'est plus un cadre valide pour trouver des réponses adaptées aux problèmes d'un monde qu'elle a elle-même engendré.

Et comme nous ne pouvons pas plus nous passer de paradigmes que de nos mains, en attendant que naisse ce qui vient, il faut utiliser ceux qui sont disponibles - y compris ceux tout juste ébauchés qui préfigurent ceux qui sont à venir - des brouillons de paradigmes en quelque sorte. Au quotidien, pour des raisons pratiques, pour des raisons de survie, nous "faisons comme si" nous croyions aux valeurs actuelles, car l'expérience nous a appris que le nihilisme ne mène qu'à la mort. On ne demande pas au code de la route d'être "vrai", mais d'être opératif, et les paradigmes ont une fonction pratique analogue.

Au sein du paradigme général de la modernité, nous examinons de plus près dans ce site un sous-paradigme particulier, le néodarwinisme, à l'ombre duquel notre civilisation conçoit le monde vivant.

Et nous tentons de deviner à quoi pourraient ressembler les paradigmes de demain. Face au mystère magnifique de l'Etre, c'est peu de chose, mais au moins aurons-nous entrouvert les portes des prisons mentales dans lesquelles les dogmes fondateurs du monde actuel nous ont enfermés...